L'an 0, début d'une nouvelle ère pour la communauté d'Alavus. Il avait été admis par un conseil que le peuple ne pourrait plus avoir accès à la joie et à la liberté, il était trop risqué de leur laisser ces pouvoirs. La barrière fut alors créée. Imposante et entourant toute la ville, elle empêchait quiconque d'y entrer ou d'y sortir, mais surtout, elle gardait les souvenirs, les couleurs et toutes les différences pouvant opposer les hommes, cloitrés de l'autre côté de celle-ci, dans l'Ailleurs, le monde qui s'élevait au delà de la frontière. Ainsi, les habitants débutèrent une nouvelle vie : fade, morose, dénuée de tous sentiments. Cela aurait été un problème de vivre dans ces conditions, s'ils avaient pu se rappeler de tout ce qu'ils possédaient avant. Ce n'était pas le cas. Le conseil était le seul à savoir ce qu'il s'était passé, ils savaient qu'ils avaient supprimé des émotions, des droits, des privilèges, seulement ils ne savaient pas ce que cela représentait réellement, eux aussi avaient oublié.
Le temps passa doucement, chacun s'accoutuma à cette nouvelle vie, sans le savoir. Alavus était dirigée d'une main de fer par les dix membres de l'ancien conseil, ils se firent appeler les Sages. Afin de trancher en cas d'égalité lors de prises de décision et d'avoir une représentante du gouvernement, le maire de l'ancienne ville fut nommée Grande Sage et se retrouva à la tête de la société, comme avant.
Au bout de trois mois, de premiers signes apparurent. Malgré les lois très strictes qui avaient été rédigées pour les habitants (ils ne devaient ni porter vêtements trop excentriques et provocateurs, ni toucher quelqu'un d'autre ne faisant pas parti de leur cellule familiale -leur nouvelle famille que l'on pouvait réclamer au Hall des requêtes et qu'on ne pouvait en aucun cas choisir), les Sages entendirent parler de nouveaux couples qui se formaient,
d'amour. Les émotions commençaient leur ascension au sein des moeurs. Mais les Sages trouvèrent un nouveau moyen de contrer cet imprévu. Ils mirent au point un liquide qui supprimait les émotions temporairement. Au préalable, ils avaient pris soin de demander l'avis du Dépositaire de la mémoire afin d'être sûrs que cette décision était la bonne. Cet homme avait été choisi comme le plus lucide et le plus à même de voir au delà des apparences au sein de la communauté. C'est lui et lui seul qui portait le fardeau de se souvenir du monde tel qu'il était avant la barrière.
Le Dépositaire jugea juste d'avertir les Sages : un liquide temporaire ne suffirait pas, les émotions reviendraient toujours. Alors, les injections furent adoptées : chaque jour, dès lors qu'un habitant montrerait des signes de réelles émotions, il devrait prendre l'injection avant de commencer sa journée et ce, jusqu'à la fin de sa vie.
Une première année s'était écoulée à Alavus. Le bilan de la communauté était plutôt bon. Les Sages étaient ravis de la décision qu'ils avaient pris. Plus aucun choix n'était laissé aux habitants, plus aucune différence. Aucun cadeau n'était admis pour les enfants, afin qu'ils puissent s'épanouir à vitesse égale. Pour compenser leur éveil, chaque deuxième weekend du mois de décembre, une cérémonie se déroulerait au cours de laquelle chaque citoyen serait tenu d'assister. Lors de celle-ci, toutes les répartitions nécessaires à la communauté se tiendraient, y compris la distribution de cadeaux pour les enfants :
- Les un an reçoivent une peluche.
- Les deux ans reçoivent une boîte à musique.
- Les demoiselles de trois ans (première année d'école) reçoivent des noeuds pour les cheveux tandis que les garçons reçoivent un noeud papillon à accrocher sur leur uniforme. Ils devront les porter tous les jours.
- Les quatre ans reçoivent un stylo, ils savent désormais écrire leur prénom.
- Les demoiselles de cinq ans reçoivent une corde à sauter tandis que les garçons reçoivent un ballon.
- Les six ans reçoivent une boîte pour apprendre à se responsabiliser et à ranger leurs affaires.
- Les sept ans reçoivent un plan de la ville pour apprendre à se repérer.
- Les huit ans reçoivent un livre, il est différent chaque année de remise.
- Les neuf ans reçoivent le droit de retirer leurs noeuds : ils entrent dans le monde des grands.
- Les dix ans reçoivent un vélo : ils n'ont plus à se déplacer dans le porte-bagage de leurs parents.
- Les onze ans reçoivent le droit de se déplacer seuls dans la ville, sans accompagnateur. Un cadeau utile pour leur année de bénévolat (ils choisissent un métier qu'ils voudraient découvrir. Ils s'y rendront tous les jours après l'école pendant un an).
- Les douze ans reçoivent leur assignation définitive : le métier qu'ils devront faire durant toute leur vie. Ils suivront une formation jusqu'à leur dix-huit ans. Durant cette période, ils seront considérés comme "apprentis". C'est la dernière remise pour les enfants.
Il leur restait pourtant encore quelques étapes à franchir, s'ils le souhaitaient. A partir de leur dix-huit ans, on leur offrait d'infimes choix à faire. Ils pouvaient faire une demande de conjoint, ou non. Ils pouvaient faire la demande d'adopter un enfant, ou non, après trois ans passés avec leur conjoint. Ils n'avaient pas le droit de divorce, pas le droit de choisir l'enfant. Ces derniers étaient conçus par des mères porteuses. Après l'arrivée des enfants, ils étaient pris en charge jusqu'à la nurserie où ils passeraient leur premier année jusqu'à la répartition des cellules familiales, qui se déroulait juste avant celle des cadeaux. C'était toute une organisation pour les familles, et surtout pour les nouveaux-nés. Ces derniers devaient forcément passer des tests avant de pouvoir être autorisé à rentrer dans une cellule familiale : ils devaient pouvoir faire leurs nuits et surtout, ne pas avoir de double. Si des jumeaux ou triplés venaient à naitre, seul l'un d'entre eux pouvait rester à Alavus, l'autre était envoyé vers l'Ailleurs -du moins c'est ce que pensaient les nurses lorsqu'ils les piquaient- l'enfant restant était choisi au poids, le plus lourd restait dans la communauté.
Plus de six cents ans après la création d'Alavus, le dixième dépositaire de son temps ne put supporter de vivre dans un tel monde après avoir vu les souvenirs que l'ancien dépositaire lui passait au fur et à mesure de sa formation. Rien d'étonnant après tout, quand on pense que la dernière Dépositaire en formation avait choisi de se faire élargir, plutôt que de supporter la douleur. Cependant, elle ne savait pas. Elle pensait, comme tout le monde, qu'être élargi revenait à demander à être envoyé vers l'Ailleurs, à quitter la ville. En réalité, elle avait choisi la mort.
Le nouveau dépositaire savait ce que cela représentait vraiment, être élargi. Il était intelligent et courageux, et il décida de franchir la barrière et de rendre les souvenirs à sa famille, ses amis, à sa communauté. Comme il l'avait prévu, la barrière se désactiva, laissant le temps de rendre un souvenir à chaque habitant. Malheureusement, un souvenir chacun seulement put rejoindre les esprits de tous, la barrière fut réactivée avant d'en faire sortir plus. Il avait échoué, et ne pouvait plus retourner dans la communauté désormais.
Sept ans plus tard, un groupe de rébellion s'était formé. Grâce au dysfonctionnement de la barrière quelques années auparavant, il s'était avéré que certains avaient compris suite à la récupération de leur souvenir, qu'on leur cachait des choses dans cette société. Cherchant dans leur quotidien, ils avaient vite fait le rapprochement avec la barrière car des rumeurs circulaient un peu partout sur ce qu'il s'était passé. Ils décidèrent également de ruser pour éviter les injections : passer un fruit ou un objet dans la machine à la place de leur poignet leur permettait de ne pas recevoir le liquide : ils retrouvaient des sentiments. Leur plan mit plusieurs années avant d'être au point et de trouver le maximum de monde voulant se rallier à leur cause.
Un soir, alors que la communauté s'endormissait et que les gardes de nuit faisaient leur ronde nocturne, ils passèrent à l'action. Leur but était de désactiver la barrière sans avoir à sortir de la communauté car ils savaient qu'ils devraient ensuite faire tomber tout le gouvernement, avec un peu plus d'aide cette fois. Si leur plan fonctionnait, beaucoup d'autres habitants se rendraient compte de la prison dans laquelle ils vivaient depuis tant d'années et les rejoindraient. Le début de la machination se déroula comme ils l'avaient prévue. Ils étaient montés à la tour de contrôle de la barrière et l'avaient mise hors service. Une bataille pacifique, personne ne se douta de rien, ils n'avaient blessé aucun des soldats postés à l'entrée, tout fonctionnait. Mais en redescendant de la tour, ils trouvèrent les Sages qui les attendaient. Les rebelles furent élargis. Seulement ils n'avaient pas tout perdu : la barrière ne put jamais être remise en état de service.
Aujourd'hui, les souvenirs et les couleurs reviennent peu à peu. Ils étaient trop nombreux pour revenir d'un coup à tout le monde dans la communauté. Certains, désireux de retrouver l'histoire que renfermait le monde, recouvraient la mémoire beaucoup plus rapidement. D'autres fermaient complètement leur esprit et restaient convaincus que la ville devait restée ainsi. Les Sages, par exemple. Au final, les évènements formèrent deux clans très distincts : les conservateurs et ceux lutant pour le retour d'un monde libre. Seulement il leur était impossible de diffuser directement leurs idées car le gouvernement avait prit des mesures strictes : toute personne surprise d'acte visant à détruire la communauté était élargi sur le champ. Bien qu'un bon nombre des habitants se joignaient à l'un des deux partis, certains restaient indécis, entre les deux, continuaient simplement à vivre. Pourtant, personne ne pouvait passer à côté du fait que la communauté était en train de changer. Beaucoup de règles ayant été jusqu'ici respectées étaient méprisées : le choix d'un mari, les rapports avec ces derniers, ne pas toucher quelqu'un ne faisant pas parti de sa cellule familiale... Seules les répartitions demeuraient. On notait cependant clairement que de moins en moins de personnes ne faisaient de demandes de cellule familiale. Chacun créait sa propre famille, en secret.